La semaine dernière l’espace médiatique a été dominée par les commémorations autour du 18 juin 2020 correspondant au 80e anniversaire de l’« appel » prononcé par le Général de Gaulle de Londres, sur les ondes de la BBC, refusant l’armistice signé entre le maréchal Pétain et l’Allemagne nazie. Il s’adresse aux « militaires français, aux ingénieurs et aux ouvriers de l’armement » pour poursuivre la guerre. Quand le Général de Gaulle devient président de la République en 1959, il est le principal artisan du réarmement de la France pour rendre impossible une autre « étrange défaite ». Que reste-t-il de cette politique d’armement et qui la gouverne ? Mon nouveau livre, Avec ou sans l’Europe. Le dilemme de la politique française d’armement étudie, grâce à une enquête exclusive, un demi-siècle d’histoire de France à partir des sommets de l’État.
L’argument complotiste du complexe militaro-industriel
La politique d’armement permet à l’État de produire et d’acquérir du matériel de guerre tel que des chars d’assaut, des avions de combat et des navires de guerre pour équiper les forces armées et ainsi se défendre d’un ennemi extérieur. Un grand programme d’armement coûte des dizaines de milliards d’euros au contribuable et engage l’État sur plusieurs décennies. Pourtant, cet enjeu hautement stratégique lié à la politique étrangère de la France n’est quasiment jamais discuté dans l’espace public.
Cette absence de débat public donne du champ à l’argument complotiste du « complexe militaro-industriel », présenté comme une évidence et fortement ancré dans les imaginaires collectifs. L’argument est simple, clair et provocateur : il y a une collusion des intérêts défendus par les élites au pouvoir. Ces élites forment une classe unie et unique qui travaille à atteindre le même objectif : se maintenir au pouvoir. Non seulement, comme le dit la ministre des Armées, Florence Parly lors de la présentation du plan de relance aéronautique le 9 juin 2020, « l’équipe France » (comprendre l’État et les principaux industriels, Airbus, Thales, Safran et Dassault Aviation) travaille mano a mano pour défendre les intérêts nationaux. Mais plus encore, s’il en croit l’argument du complexe militaro-industriel, l’État est sous l’influence de l’industrie. D’aucuns ajouteraient que la France s’est également soumise à « l’Europe », son indépendance (nationale) est en péril, sa souveraineté n’est plus : let’s take back control!
De la collusion au clash des élites de l’armement
Si les rapports d’interdépendance entre l’État et le secteur privé sont avérés (tout comme ceux entre la France et ses alliés), l’argument du complexe militaro-industriel oublie de préciser que la politique française d’armement est aussi conditionné par le « clash des élites » opposant les décideurs politiques, les chefs militaires et les capitaines d’industrie. C’est le principal résultat auquel je suis parvenu en conduisant une enquête initiée il y a près de dix ans : plus de 150 entretiens réalisés, 250 heures de conversations et 1000 pages de retranscription avec celles et ceux qui font la politique française d’armement depuis 40 ans.
À chaque programme d’armement analysé (l’avion de combat français Rafale, l’avion de transport militaire européen A400M, le drone militaire américain Reaper), j’ai découvert que les sommets de l’État et de l’industrie de la défense ne représentaient pas cette classe sociale unifiée. À rebours de cette idée reçue, le secteur de l’armement voit s’affronter en permanence plusieurs groupes d’élites qui visent à imposer leur préférence décisionnelle. Certains préfèrent armer la France avec l’Europe en participant à des coopérations avec d’autres États comme dans le cas de l’A400M produit par Airbus, et qui intègrent l’Allemagne et le Royaume-Uni, mais aussi l’Espagne, la Belgique, le Luxembourg et la Turquie. D’autres élites françaises de l’armement, choisissent, au contraire, d’armer la France sans l’Europe en défendant le « Made in France », comme avec l’avion de combat Rafale de Dassault Aviation que l’on voit chaque année dans le ciel de Paris pour le 14 juillet, ou en réalisant des importations des États-Unis. C’est le cas du drone militaire Reaper utilisé au Sahel pour lutter contre les groupes terroristes djihadistes.
Chacune de ces trois options décisionnelles (la nation, l’Europe, les États-Unis) est défendue par un groupe d’élites hétérogène associant tout autant des ministres de la Défense que des officiers, des ingénieurs de l’armement, des hauts fonctionnaires de Bercy et des chefs d’entreprise. Chaque programme d’armement est le théâtre d’une opposition pendant des années entre trois configurations d’élites de l’armement distinctes. Les sommets de l’État et de l’industrie de la défense ressemblent plus à Game of Thrones qu’à La Petite Maison dans la prairie : c’est la thèse du clash des élites de l’armement.
Sociologie des élites françaises
Prenons le cas de l’avion de combat Rafale. Généralement, la prise de décision étatique qui a conduit à choisir le Rafale dans les années 1980 n’est jamais interrogée tellement cela va de soi. La France est alors plongée dans la guerre froide, Dassault Aviation a le monopole industriel sur la production des avions de combat, et des relations plus qu’étroites avec les officiers de l’Armée de l’air et le pouvoir politique, en premier lieu, avec Jacques Chirac, député puis Premier ministre, et ami de toujours de la famille Dassault. L’enquête révèle une réalité beaucoup moins mécanique de cette décision d’État a 40 milliards d’euros. Comme je le démontre dans mon livre, le pouvoir politique comme la haute administration et les forces armées sont divisées sur cette option qui est loin de faire l’unanimité.
Alors que le président de la République François Mitterrand ne portant pourtant pas l’entreprise française dans son cœur, fait le jeu de l’option « Made in France » en ne prenant pas fermement position lors des négociations. En revanche, son ministre de la Défense, Charles Hernu défend l’alternative de l’Eurofighter Typhoon en voulant travailler avec l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Italie. Ce clash des élites se retrouve au sein des états-majors : les pilotes d’avions de combat de l’Armée de l’air défendent bec et ongles le Rafale, mais les pilotes d’avions de transport militaire et les officiers de la Marine estiment que les options européenne (Eurofighter Typhoon) ou américaine (F-18) sont mieux adaptées. La haute fonction publique est également divisée entre les partisans et les détracteurs du Rafale, au sein du ministère de la Défense mais aussi du ministère des Finances.
Alors que la France travaille actuellement avec l’Allemagne et l’Espagne aux successeurs du Rafale (le programme SCAF), mais aussi du char d’assaut Leclerc (MGCS) et au développement d’un drone militaire européen (RPAS), l’histoire du XXe siècle peut éclairer les décisions à prendre au XXIe siècle. En outre, ce livre espère opposer un argument clair et empiriquement étayé aux thèses complotistes et autres discours simplistes sur les « élites ». L’enjeu n’est donc pas seulement de comprendre les ressorts de la politique française d’armement mais bien de s’interroger sur l’avenir de notre démocratie.
Avec ou sans l’Europe. Le dilemme de la politique française d’armement peut être commandé dans votre librairie préférée ou sur Amazon. Les « bonnes feuilles » sont à retrouver sur Slate et mon analyse du plan de relance aéronautique annoncé dans le contexte de la crise sanitaire liée à la Covid-19 sur LeHuffPost.
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