Après le Général Henri Bentégeat il y a deux semaines, Renaud Bellais, conseiller institutionnel chez MBDA – leader européen des missiles –, est intervenu à Sciences Po Saint-Germain, dans le séminaire « International Co-operation and Defence Policies » du Master « Politique de coopération internationale ».
« Dans la culture de l’ingénieur, il y a une fascination des chiffres »
Est-il possible de travailler dans l’industrie de l’armement quand on a suivi sa formation initiale en sciences sociales, et à Sciences Po en particulier ? C’est l’une des premières questions qu’a formulée Bellais, lui qui est diplômé de Sciences Po Lille, docteur et habilité à diriger des recherches (HDR) en économie. Réponse de l’intéressé ? Oui, c’est possible, même si ce n’est pas évident et donc peu courant.
En effet, Bellais a rappelé que l’industrie de l’armement est d’abord un monde d’ingénieurs et de commerciaux. Dans l’industrie en France, il y a une très forte culture de l’ingénieur dont on considère qu’ils peuvent réaliser toutes les tâches, ce qui limite l’accès aux fonctions support aux personnes n’ayant pas un diplôme d’ingénieur. Quant aux commerciaux, ils ont le plus souvent une formation en écoles de commerce. L’écueil de ce genre de formations est d’avoir une « vision technique des problèmes », qu’il y ait une « prime à la technique qui dévalorise d’autres facteurs, comme la compréhension du fonctionnement des marchés ou des institutions ».
Bellais explicite ensuite son propos :
« Le réflexe est souvent de se concentrer sur les performances techniques du produit. Si ce dernier est le meilleur, il n’y a aucun doute que le client va l’acheter. Cependant, ce n’est pas toujours vrai, pour des raisons de coût ou simplement parce que le client ne comprend pas comment utiliser ce produit ou définir une doctrine d’emploi pour celui-ci. ». Puis, il ajoute : « Dans la culture de l’ingénieur, il y a une fascination des chiffres qui entraîne un manque de recul nécessaire pour en avoir un usage critique. Prendre des données ‘pour argent comptant’ crée parfois des biais d’analyse ou des incompréhensions sur la valeur de ces chiffres ou leurs limites intrinsèques, car tout chiffre est un construit social par définition ».
« Une décision résulte d’un processus, il y a tout un travail de maïeutique »
Selon Bellais, une formation Sciences Po peut apporter une approche plus « politique, sociale, sociologique » et « globale », indispensable aux entreprises de l’industrie de l’armement pour « mieux comprendre les besoins des clients » et savoir comment y parvenir :
« Je vous donne un autre exemple. Comment préparer une décision dans un cadre de coopération internationale ? Le prisme français peut être : on a la bonne solution, la meilleure même, et donc elle ne peut que s’imposer à nos partenaires. Non, ce n’est pas possible, ça ne fonctionne pas ainsi. Si vous agissez de cette façon, vous n’arriverez pas à obtenir ce que vous voulez. Il faut comprendre nos partenaires pour savoir comment les convaincre que la solution proposée correspond à leurs attentes ».
Puis, il poursuit :
« À partir de là, il y a un travail long et complexe, visant à établir des convergences entre les différents acteurs d’un même projet. Parfois, vous y parvenez, parfois non. Mais, il faut bien comprendre qu’une décision résulte d’un processus, il y a tout un travail de maïeutique. Souvent, vous n’avez pas un décideur, mais toute une équipe qui construit le besoin. Le décideur agit à la fin du processus pour trancher ».
Par ailleurs, Bellais insiste sur l’absence de conscience de certaines différences – d’un secteur à l’autre, d’un système national à un autre, par exemple -, en citant Les décisions absurdes de Christian Morel, ancien DRH d’une division de Renault. En somme, avoir une formation Sciences Po peut favoriser la compréhension entre différents acteurs, compétence essentielle lors de négociations internationales. Bellais précise alors l’importance de l’expression écrite – point sur lequel avait également insisté le Général Bentegeat –, travail difficile mais essentiel. Il faut « trouver les bons mots » pour « convaincre l’interlocuteur ». Il donne l’exemple de MBDA où les équipes sont structurées en trinôme pour suivre chaque dossier : un ingénieur, un commercial, et un spécialiste des institutions – comme lui – qui fait le « go-between ».
Le commerce des armes ? « N’est autorisé que ce qui est déjà connu »
Ses propos liminaires se sont poursuivis par un échange avec la salle, il en a profité pour apporter des éléments de réponse aux questions posées par les étudiants. Quelles sont les fonctions d’un « conseiller institutionnel » ? Il s’agit d’un travail de cabinet visant à accompagner le PDG, de « proposer des messages » et de « développer des analyses transversales » afin qu’il n’y ait pas de « trous dans la raquette ». Pour ce faire, être un « expert des politiques publiques » est utile :
« Je ne dirais pas que je fais du lobbying mais plutôt que j’essaie de bien comprendre le fonctionnement des institutions par un travail de représentation et d’explication. Vers qui s’adresser ? Quel message porter ? Le fonctionnement de la DGA n’a pas grand-chose à voir avec celui d’une région ou du ministère de l’Agriculture. Et puis, vous ne passez pas les mêmes messages à l’Agence européenne de défense, à la Commission européenne ou tel ou tel député au Parlement européen ».
Les think tanks, une source d’informations utile ? Selon Bellais, les think tanks sont d’abord un lieu essentiel de partage d’expériences et des forums où les différentes parties prenantes peuvent discuter en terrain neutre et en bénéficiant du recul des experts de ces centres de recherche.
Le commerce des armes ? Bellais a rappelé qu’il s’agit d’une activité interdite sauf dérogation (octroi de « licences » aux entreprises) accordée par la commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG) : « N’est autorisé tout ce qui est déjà autorisé ».
Avoir un positionnement éthique en travaillant pour l’industrie de la défense, c’est possible ? Pour Bellais, il y a « deux façons de voir les choses » : soit l’industrie de la défense est intrinsèquement une activité condamnable moralement, soit il s’agit d’accepter que la production et le commerce des armes est une nécessité pour maîtriser la violence tant que faire se peut, ce qui pose la question du contrôle démocratique et international sur les armes. Souscrivant à cette seconde option, Bellais a rappelé qu’il y a des situations où l’usage des armes est malheureusement le seul moyen de maîtriser la violence.
À la suite de l’intervention de Bellais, lors de la seconde partie du séminaire, j’ai cité trois références bibliographiques que voici :
Pour aller plus loin :
- Bellais, Renaud, Foucault, Martial, Oudot, Jean-Michel (2014), Économie de la défense. Paris : La Découverte
- Accès à la page de Renaud Bellais sur CAIRN (listes de ses principaux articles dans des revues à comité de lecture)
Pour accéder aux autres témoignages du séminaire de Master « International Co-operation and Defence Policies » de l’automne 2018 :
- Général Henri Bentégeat, ancien CEMA
- Fabien Carlet, chercheur sécurité et défense, IRIS
- Dr. Claire Bordes, DGRIS et Prof. Jean-Vincent Holeindre, IRSEM et Université Paris 2
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