Samedi 10 juin 2017 avait lieu le 4e Forum Open Diplomacy à l’ESCP Europe, lors duquel ont été discutés six défis géopolitiques auxquels devra répondre le nouveau président de la République française, Emmanuel Macron : la mise en œuvre des accords de Paris, la lutte contre le terrorisme, les relations avec la Russie, les États-Unis de Donald J. Trump, et la défense européenne.
J’étais invité à intervenir sur le thème de l’« Europe de la défense : le défi de la coopération renforcée » avec Olivier de France, directeur de recherche à l’IRIS et le général (2S) Jean-Paul Perruche qui a, entre autres, été directeur général de l’État-Major de l’Union européenne (EMUE) entre 2004 et 2007.
La question liminaire qui nous a été posée par Thomas Pellerin-Carlin, chercheur à l’Institut Jacques Delors et modérateur de ce débat, était la suivante : une coopération renforcée en matière de défense européenne, avec quels pays et pour quoi faire ?
Coopération renforcée, avec quels pays ?
Avec ceux qui le peuvent et ceux qui le souhaitent. Le candidat Emmanuel Macron n’a d’ailleurs pas dit autre chose, lors de la campagne pour les élections présidentielles de 2017, constatant les blocages persistants d’un système intergouvernemental européen à vingt-sept (sans le Danemark), celui de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC).
Mais cette Europe de la défense à géométrie variable est-elle nouvelle ? Un décalage est constaté depuis plusieurs années, entre actes et discours. Si l’on observe son renforcement par les actes (programme A400M à huit, « paquet défense » à vingt-huit, traités de Lancaster House à deux, etc.), les acteurs gouvernementaux français sont frileux pour la nommer. Pourquoi ? À Paris, personne ne veut prendre le risque de casser le mythe de l’unité d’une « Europe imaginée ». À Bruxelles, tous craignent de s’attirer les foudres de ceux qui n’en feraient pas partis, en remettant en cause la culture du consensus. Il en découle un brouillage politique : la France accompagne la constitution d’une Europe de la défense à géométrie variable, tout en continuant à porter un discours sur la nécessité d’une « Europe puissance » à vingt-sept.
Par conséquent, une avancée politique majeure serait de faire de la géométrie variable, une stratégie politique assumée : le « flexilatéralisme ». Dans un esprit ricoeurien, on pourrait dire que le flexilatéralisme, c’est le bilatéralisme, et en même temps le « minilatéralisme » (à trois ou quatre), et en même temps le multilatéralisme. Le flexilatéralisme dans le secteur de la défense, c’est la PSDC et en même temps l’OTAN et en même temps les accords de Lancaster House. En d’autres termes, il existe des cadres politico-institutionnels multiples (OCCAR, OTAN, PSDC, traités de Lancaster House, Triangle de Weimar, etc.) qu’il s’agit de mobiliser en fonction des problèmes publics identifiés dans le secteur de la défense. Ainsi, la sempiternelle question du cadre politico-institutionnel dans lequel il faudrait agir (PSDC ou OTAN, bilatéralisme ou multilatéralisme) est remplacée par une réflexion autour de l’usage stratégique d’un des cadres mentionnés pour répondre à un enjeu stratégique dans un contexte politique donné. Un autre enjeu stratégique dans un autre contexte conduirait à mobiliser un autre cadre politico-institutionnel.
Ce flexilatéralisme peut se décliner à différentes échelles d’action publique. À l’échelle programmatique, le développement d’un drone militaire européen (MALE RPAS) est lancé en septembre 2016, par quatre États (Allemagne, Espagne, France et Italie) et trois maîtres d’œuvres industriels (Airbus Group, Dassault Aviation, Leonardo-Finmeccanica), le tout chapeauté par l’Organisme conjoint de coopération en matière d’armement (OCCAR). À l’échelle sectorielle, l’entreprise franco-allemande Krauss-Maffei and Nexter Defense Systems (KNDS) est créée en décembre 2015, par la fusion de la société française Nexter et de l’entreprise allemande Krauss-Maffei Wegmann. Enfin, l’analyse devrait intégrer une échelle globale, en articulant plusieurs secteurs d’action publique. Si l’Allemagne est considérée comme le leader économique de l’Union européenne (UE) depuis les années 2000, la France l’est dans le domaine de la défense, de surcroît depuis le « Brexit ». Par conséquent, il y a des équilibres à trouver dans les négociations franco-allemandes à venir pour faciliter les réformes économiques de la France, tout en favorisant l’aggiornamento stratégique de l’Allemagne (l’un étant la carotte politique de l’autre).
Coopérer davantage, mais pour quoi faire ?
Mettre en œuvre des actions réalisables à court terme (ayant produit les succès de la PESD de 1998 à 2006), plutôt que de discuter de grands projets à long terme (aboutissant aux errements de la PSDC depuis une dizaine d’année) : small is beautiful. Donnons quelques exemples.
L’appel récurrent en faveur d’une armée européenne est le meilleur moyen de crisper tous ceux qui doutent de l’intérêt de renforcer la défense européenne. En la matière, le rappel du vice-président de la Commission européenne, Jyrki Katainen, lors de la présentation du « Document de réflexion sur l’avenir de la défense européenne », mercredi 7 juin 2017 à Bruxelles, n’est pas inutile : « Il ne s’agit pas de créer une armée européenne […] L’OTAN ne dispose pas d’une armée de l’OTAN ». Pour dire les choses de manière moins agréable : vouloir mettre à l’agenda politique l’idée d’une armée européenne, est le meilleur moyen de servir d’idiots utiles aux souverainistes de tout poil.
De plus, l’idée selon laquelle l’Europe de la défense « n’existera pas » sans une convergence des « intérêts nationaux » nécessitant des avancées institutionnelles au sein de l’UE (communautarisation de la politique de défense ou élaboration d’un Livre blanc sur l’Europe de la défense, par exemple), n’est pas partagée. Plusieurs contributions majeures en science politique réfutent la corrélation entre convergence des intérêts nationaux et renforcement de l’intégration européenne, comme l’étude de Nicolas Jabko (Université John Hopkins) sur la genèse du marché intérieur ou celle du Frédéric Mérand (Université de Montréal) sur la création de la PESD. Ces auteurs démontrent que la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni, peuvent coopérer malgré des « intérêts nationaux » divergents, parce qu’ils partagent des perceptions analogues d’un enjeu politique (le marché ou la défense). La leçon « pratique » de ces résultats est l’intérêt pour les décideurs de manier l’art dangereux mais inévitable de l’« ambiguïté constructive » lors des prochaines négociations européennes.
En revanche, la proposition de la Commission européenne de créer un fonds européen de la défense (voir ici, là, ici et là) – reprise dans le programme du candidat Macron – est bienvenue. Par ce mécanisme, la Commission européenne entend apporter un soutien financier aux initiatives nationales qui favorisent la coopération européenne. C’est dans l’articulation des ressources de la Commission et en même temps de celles des États membres qu’il s’agit de chercher des solutions innovantes. Par ailleurs, cette approche peut être doublement bénéfique pour le gouvernement français. En France, l’engagement politique pris sur des réalisations concrètes plutôt que sur des grands projets permettrait de limiter le décalage ressenti par les citoyens entre des attentes fortes vis-à-vis de l’Europe de la défense et des résultats nécessairement décevants (incompréhension sur la position inaudible de l’UE vis-à-vis de la crise ukrainienne et de la guerre en Syrie, ou du manque de réaction de l’UE face aux attaques terroristes en Europe). Au sein de l’UE, le fait que la France soutienne simultanément plusieurs projets d’action concrets, plutôt qu’un grand programme, permettrait de dissiper la perception forte et continue partagée par bon nombre d’États membres selon laquelle la France veut instrumentaliser l’Europe pour en redevenir l’hegemon.
Le flexilatéralisme pour remettre l’Europe en marche
Finalement, si tu avais une minute pour t’entretenir en tête-à-tête avec le président de la République Macron, quel serait le sens de ton message ? C’est la question posée par Thomas Pellerin-Carlin en guise de conclusion à cette conférence.
Vous avez, Monsieur le Président, défendu la réforme de l’Europe lors de votre campagne électorale, et en particulier la relance de la défense européenne. Pour remettre l’Europe en marche, pariez sur le flexilatéralisme. Le flexilatéralisme pour renforcer la coopération militaire en Europe, résonne aux mêmes sons du libéralisme et du pragmatisme politiques, que la flexisécurité pour réformer le marché du travail en France. Pour ce faire, il y a aujourd’hui une fenêtre d’opportunité politique inattendue : « Brexit », présidence Trump, Russie de Poutine, attaques terroristes, voisinage de l’UE instable. Cet « alignement des planètes » est une condition nécessaire mais insuffisante pour agir en concertation avec Berlin et Bruxelles, puis avec ceux qui le veulent, sur des actions militaires concrètes, rapides et symboliques. En 1951, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) a été créée à six. En 1985, les accords de Schengen ont été signés à cinq. En 1998, la défense européenne a été lancée à deux. « Just do it, because yes you can, Mister President! ».
En complément : Défense européenne : émergence d’une culture stratégique commune (Athéna éditions, 2016).
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