Jeudi 27 mars 2025, je suis intervenu à l’Assemblée nationale lors d’un séminaire organisé par le Groupe Socialistes et Apparentés sur le thème « Penser la sécurité de l’Europe ».
J’ai pris part au panel questionnant la structuration de l’architecture de défense du territoire européen dans le contexte de la guerre en Ukraine, aux côtés d’Amélie Zima, chercheuse à l’IFRI. Ce panel était présidé par Boris Vallaud et modéré par Anna Pic.
Je publie les notes de mon intervention intitulée « Les conditions politiques pour une nouvelle architecture de sécurité européenne » qui peuvent aussi être téléchargées en format pdf en cliquant ici.
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Mon intervention est articulée autour d’une question, d’un quadruple risque et de quatre propositions.
Une question
- Comment bâtir une « nouvelle » architecture de sécurité européenne c’est-à-dire une organisation politico-institutionnelle renouvelée des politiques militaro-industrielles à l’échelle du continent afin d’être en mesure 1) de poursuivre le soutien militaire à l’Ukraine, et 2) de défendre l’Europe c’est-à-dire la paix et ses principes (État de droit, démocratie libérale, multilatéralisme) ?
- Quels sont les vecteurs de la constitution d’une puissance européenne ?
Un quadruple risque
De nombreuses initiatives et actions ont été entreprises par les institutions de l’Union européenne (UE) et ses États membres depuis 2022 afin de renforcer les capacités d’action en Europe :
- à l’échelle nationale, augmentation des budgets militaires nationaux de 30% sur 3 ans portant à 325 milliards d’euros de dépenses militaires correspondant à 1,9% du PIB des 27 en moyenne,
- à l’échelle européenne, plusieurs initiatives réglementaires et budgétaires qui comptent autant d’acronymes : EDIRPA et ASAP en 2023, EDIS et EDIP en 2024, le Livre blanc et le plan « ReArm Europe » comptant la proposition de règlement SAFE (« Agir pour la sécurité de l’Europe »), tous deux présentés la semaine dernière à Bruxelles.
Pour autant, ces mesures rencontrent des difficultés dans leur mise en œuvre et sont insuffisantes pour répondre aux enjeux politiques, stratégiques et industriels posés par la guerre en Ukraine. En d’autres termes, depuis trois ans, on a plutôt assisté à des adaptations qu’à une transformation de l’architecture de sécurité européenne dont les quatre piliers politiques restent inchangés voire se sont renforcés depuis le début de la guerre en Ukraine ; constat partagé de manière assez convergente par Draghi, Letta, et Niinisto dans leurs rapports publiés en 2024 :
- Faiblesse de l’autonomisation stratégique des États européens vis-à-vis des États-Unis et de leurs entreprises : depuis 2022, près de huit euros sur dix a été dépensées par les États européens en faveur d’équipements militaires extra-européens (78%) dont les deux tiers (63%) provenant des États-Unis
- > C’est le risque d’une provincialisation de l’Europe voire d’une vassalisation accélérée (cf. « l’Europe passe de la table des négociations au menu »)
- Faiblesse de la capacité d’action de l’UE qui demeure organisée selon une gouvernance intergouvernementale faiblement intégrée politiquement : depuis 2022, les 27 sont parvenus à conserver leur unité politique sans la transformer en intégration européenne
- > C’est le risque d’un durcissement de la concurrence politique intra-européenne par la logique du « cavalier seul » (chaque grand État à commencer par la France voulant être la nation lead de l’Europe), qui pourrait aboutir à un réarmement des États contre l’Europe
- Faiblesse de la dimension européenne de la Base industrielle technologique et de défense (BITDE) : les « champions européens » (Airbus et MBDA) et les coopérations européennes demeurent l’exception à la règle nationale. Moins d’un euro sur cinq est dépensé (18 %) par les États européens pour acquérir des armements issus de coopération européenne, niveau qui n’a pas évolué depuis 2022
- > C’est le risque d’une accélération d’une fragmentation de l’industrie de la défense en Europe
- Faiblesse de la capacité d’intervention industrielle résultant des instruments d’action communautaires : les lignes budgétaires dont disposent l’UE demeurent résiduels, si bien que la Commission (et le Parlement) peut (peuvent) jouer un rôle de facilitateur au service des États membres mais pas de transformateur de l’architecture de sécurité européenne. En d’autres termes, les initiatives/dispositifs communautaires ne peuvent être qu’un complément aux politiques nationales, selon la volonté des 27 et le cadre des traités de Lisbonne
- > C’est le risque d’une sauvegarde de rentes industrielles à l’échelle nationale, au détriment d’une politique industrielle coordonnée à l’échelle européenne
En résumé, les marges de manœuvre décisionnelles et la responsabilité politique demeurent, selon leurs préférences, aux États : ce sont dans les capitales nationales bien davantage qu’à Bruxelles qu’une nouvelle architecture de sécurité européenne peut se forger.
Par conséquent, comment faire en sorte que les États ne se réarment pas contre l’Europe, que la concurrence intra-européenne ne se renforce pas, que la dépendance extra-européenne ne s’accélère pas… que les États prennent leurs responsabilités stratégiques ?
Propositions
Dans le contexte de la dernière ligne droite de la Révision de la revue nationale stratégique (RNS), je formule quatre propositions qui s’appliquent donc en priorité à la France :
- Proposition 1 : rendre contraignant les objectifs qui ont été fixés par les États eux-mêmes dont la France, en particulier, en matière de coopération européenne.
- En 2014, dans le cadre de l’Agence européenne de défense (AED), les États se sont engagés à dépenser un tiers (35 %) de leurs crédits alloués à l’acquisition d’armements issus de coopération européenne, soit le double du niveau actuel qui n’a pas évolué depuis 2022. Cet objectif des 35 % voire même de 40 % a été répété, entre autres, lors de la présentation d’EDIS par T. Breton en mars 2024, et encore la semaine dernière, lors de la présentation du Livre blanc, par U. von der Leyen et A. Kubilius.
- Sans rétroplanning clairement établi par chaque État membre avec des échéances annuelles pour atteindre l’objectif « d’être prêt » (« European Readiness ») en 2030 (échéance fixée par le Livre blanc et le Plan « ReArm Europe »), il ne faut pas être grand clerc pour anticiper que l’objectif ne sera pas atteint. C’est un peu comme si je vous disais : je veux perdre 10 kg avant fin avril sans me mettre au sport, sans régime alimentaire et en continuant à boire de l’alcool quotidiennement (à rebours, de ce qui m’ont conseillé mon médecin von der Leyen et mon préparateur physique Kubilius). Vous ne me prendrez pas au sérieux et vous auriez raison.
- Proposition 2 : flécher une partie du programme 146 dit « Équipement des forces » qui finance l’acquisition des équipements militaires en France (17 milliards d’euros en 2024), en faveur d’armements ayant été produits dans le cadre d’une coopération européenne.
- Il s’agit d’une mesure qui ne nécessite pas l’unanimité des 27 et qui peut accélérer significativement l’européanisation de la demande, puisque le nerf de la guerre, les crédits budgétaires, vont demeurer à l’échelle nationale dans la mesure où les États membres sont réticents à créer un budget commun.
- Un tel dispositif permettrait de planifier de manière concertée à l’échelle nationale entre l’Exécutif, la DGA et l’EMA, un taux à définir (2 %, 3 %, 4 %) qui permettrait de se rapprocher de l’objectif des 35 % à 40 % d’acquisition d’armements « made in Europe ».
- Proposition 3 : valoriser la circulation transnationale des fonctionnaires nationaux en augmentant le nombre d’experts nationaux détachés (END) au sein des institutions de l’UE, et en particulier de la DG DEFIS de la Commission, mais aussi dans les ministères de la Défense, des Affaires étrangères et des Finances, des autres États membres de l’UE afin de renforcer une compréhension mutuelle et partagée des enjeux.
- La cheville ouvrière institutionnelle, outre le Conseil européen, est et va continuer à être le Conseil des ministres. Or, la confiance entre les ministres des 27 et leurs entourages demeurent à un niveau si ce n’est faible, du moins insuffisant, comme nous le rappellent les difficiles négociations à l’œuvre depuis l’été dernier sur EDIP. Or, la volonté politique qui peut se matérialiser lors d’un Conseil européen ou lors d’un sommet ad hoc comme celui d’aujourd’hui à Paris entre les « Volontaires » a tendance à se dissiper voire à disparaître quand le suivi et la mise en œuvre politique est laissé aux administrations nationales selon la logique « l’intendance suivra ».
- Sans créer les conditions institutionnelles pour constituer puis renforcer des réflexes professionnels européens afin dans le sens d’une « souveraineté partagée », la probabilité d’un renforcement de l’ « intimité stratégique » et donc d’une culture stratégique commune continuera à être pour le moins limitée et donc particulièrement lente.
- Proposition 4 : soutenir les propositions de dispositifs budgétaires européens, et l’augmentation des budgets communautaires déjà existants.
- La proposition du règlement SAFE va dans ce sens-là, même s’il ne s’agit pas d’un budget commun mais d’un emprunt commun.
- Le règlement EDIP actuellement en négociations au Conseil et qui disposerait d’un budget propre de 1,5 milliards pour soutenir des achats « made in Europe » serait un vecteur de politique industrielle plus robuste. Il en va de même de la proposition des deux rapporteurs d’EDIP au Parlement européen, R. Gluksmann (S&D) et FX. Bellamy (PPE) de compléter le budget EDIP par 15 milliards d’euros, soit 10% du budget SAFE.
- Il s’agirait aussi de négocier un budget à la hausse pour le Fonds européen de défense FED), instrument créé en 2017, dans la perspective des négociations du prochain budget pluriannuel de l’Union (MFF, 2028-2034).
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Ces quatre propositions peuvent participer à redéployer la puissance publique d’une manière plus adaptée au contexte actuel. Si nous ne sommes plus en paix, les décisions qui ont été prises depuis trois ans ne nous ont pas conduit à engager des mesures à la hauteur des enjeux : ni économie de guerre, ni autonomisation stratégique de l’Europe, ni activation d’une politique industrielle robuste, ni renforcement de la coopération et de l’intégration européenne.
Ce n’est pas le chemin qui a été retenu par les gouvernements français successifs depuis 2022. C’est un choix politique. Ce n’est pas le seul.
Merci pour votre attention.