Réarmer les États contre l’Europe ?

Jeudi 6 mars 2025, une réunion extraordinaire du Conseil européen s’est tenue à Bruxelles. Les chefs d’État et de gouvernement des 27 ont discuté du plan « ReArm Europe » (dit aussi « paquet défense »), présenté quelques jours plus tôt par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Les conclusions de cette réunion sont téléchargeables en français à partir de cette page. Je les discute en développant dix points, prenant la forme de leçons, d’enjeux et de propositions, dans la perspective de la présentation du Livre blanc sur l’avenir de la défense européenne, le 19 mars prochain, et du Conseil européen, à la fin du mois.

Cette note peut aussi être téléchargée en format pdf en cliquant ici.

I. Les leçons

À la lecture des conclusions du Conseil européen du 6 mars 2025, quatre leçons peuvent être tirées.

1. Conseil européen : ne pas attendre des décisions historiques mais incrémentales

        • Un Conseil européen est, ni plus, ni moins, une réunion de travail au plus haut niveau politique, permettant de « cranter » certaines avancées : il ne s’agit pas d’en attendre des décisions historiques mais la poursuite de décisions incrémentales.

        Depuis le début du XXIe siècle, l’Union européenne (UE) et ses États ont eu à affronter des crises de façon ininterrompue : Grande Récession, attaques terroristes, annexion de la Crimée par la Russie, crise migratoire, Brexit, Covid-19, guerre en Ukraine. Dans ce contexte de « polycrise », le Conseil européen est devenu une institution centrale de la gouvernance de l’UE, acteur névralgique de la « gestion de crise ». Dès qu’une crise émerge, certains responsables politiques, journalistes ou experts attendent du Conseil européen des décisions « historiques » pour être à la hauteur des enjeux.

        Vendredi 28 février, une altercation d’une rare violence a éclaté à la Maison blanche conduisant, Donald J. Trump et son vice-président, JD Vance à humilier publiquement le président ukrainien, Volodymyr Zelensky. Lundi 3 mars, Donald J. Trump a annoncé l’arrêt de l’aide militaire à l’Ukraine, estimant que la priorité pour le Président Zelensky était i) de faire « la paix avec la Russie » et, ii) d’organiser des élections. Cette séquence prolonge les attaques contre l’Europe formulées par JD Vance lors de la conférence sur la sécurité de Munich mi-février, et les ingérences d’Elon Musk dans la campagne électorale allemande, soutenant l’AfD, le parti d’extrême-droite. Si l’AfD a obtenu un score historiquement haut (20,8 % des suffrages exprimés), la victoire est revenue à la CDU qui devrait faire de Friedrich Merz, le prochain Chancelier. Ce dernier a insisté sur la priorité absolue pour l’Allemagne de prendre son « indépendance » vis-à-vis des Etats-Unis, et de s’accorder avec le SPD sur un fond spécial allemand de 100 milliards d’euros. Affirmant le « whatever it takes », il converge, entre autres, vers les positions du Premier ministre, Donald Tusk, ou du Président français, pour qui il est « minuit moins le quart ».

        En Europe, dimanche 2 mars, un sommet entre dirigeants européens a été organisé par le Premier ministre britannique, Keir Starmer, ne réunissant donc pas que des membres de l’UE à Londres. Mardi 4 mars, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne a présenté le plan « ReArm Europe » qui permettrait de dégager 800 milliards d’euros sur quatre ans. Mercredi 5 mars, Emmanuel Macron, costume noir, a pris la parole à la télévision française, insistant sur la gravité politique du moment, du fait de la menace que représente la Russie pour la sécurité collective de toute l’Europe. Plusieurs propositions ont été esquissées : la dissuasion française restera française mais pourrait servir à la défense de l’Europe ; le budget du ministère des Armées pourrait augmenter de 2 % à 3 % du PIB (ce qui représenterait une augmentation, grosso modo, de 20 milliards d’euros sur une année, passant de 50 à 70 milliards d’euros) ; les propositions de la Commission européenne sont, a priori, les bienvenues.

        Bref, difficile d’imaginer un momentum politique plus marqué à la veille d’un Conseil européen. Il est légitime d’attendre des réactions politiques fortes et « à la hauteur » des évènements de la part des chefs d’État et de gouvernement. Cependant, ce sommet extraordinaire du 6 mars a rappelé que les processus décisionnels sont moins façonnés lors d’un Conseil européen qu’en amont (dans le travail de préparation) et en aval (dans le travail de mise en œuvre des décisions prises et de préparation du prochain sommet). C’est dans cet entre-deux que le travail décisionnel se fait.

        2. Règles budgétaires : faire primer le « pacte de sécurité » sur le « pacte de stabilité »

        • Le « pacte de sécurité » nécessitant d’augmenter les dépenses militaires pour répondre à une menace doit primer sur le « pacte de stabilité » qui contraint budgétairement les États.

        Le Conseil européen s’est « félicité » de la proposition formulée par la Commission européenne d’« activer la clause dérogatoire nationale prévue par le pacte de stabilité et de croissance ». Il s’agit d’un incitatif budgétaire : nous, la Commission, on vous permet, à vous, les États, de dépenser plus sans activer, pour autant, la procédure de déficit excessif.

        En d’autres termes, la Commission s’engage à lever une contrainte budgétaire pesant sur les États, en assouplissant les règles de fonctionnement ordinaire établi par les traités, afin de donner des marges de manœuvre aux États pour qu’ils puissent accroître leur budget militaire plus rapidement afin de se réarmer. C’est le retour de la primauté du « pacte de sécurité » sur le « pacte de stabilité », pour reprendre la formule utilisée par le chef de l’État français, François Hollande, dans le contexte des attaques terroristes djihadistes perpétrées à Paris en novembre 2015.

        Cet assouplissement des règles budgétaires permettrait de dégager, selon la Commission européenne, 650 milliards d’euros en quatre ans, sur l’enveloppe totale de 800 milliards d’euros prévue par le plan « ReArm Europe ».

        3. Commission européenne : continuer à faire de la (communication) politique

        • La Commission européenne a des marges de manœuvre limitées face aux États qu’elle doit continuer à utiliser pour faire de la politique afin de cadrer l’agenda politique et de façonner les négociations interétatiques au Conseil européen.

        Ce faisant, la Commission européenne a démontré, une nouvelle fois, sa capacité à faire de la politique. En effet, ce montant de 650 milliards d’euros n’est pas un fond existant, mais est un pari sur l’avenir : en desserrant l’étau budgétaire, la Commission pense que les États pourront collectivement dépenser 125 milliards d’euros de plus par an soit 650 milliards d’euros en quatre ans. Il s’agit donc de la formulation d’un objectif politique. Pour autant, à voir l’ensemble des médias reprendre ces chiffres et les discuter, on peut considérer que la Commission européenne a gagné une bataille de communication politique, en particulier vis-à-vis des États-Unis, en posant un message clair : l’Europe est à la hauteur des demandes de Washington (l’enveloppe totale de 800 milliards d’euros correspondant au budget militaire annuel des États-Unis).

        L’autre mérite de cette proposition de la Commission européenne est qu’elle a été bien accueillie par le Conseil européen. Or, la relation inter-institutionnelle au sein de l’Union entre les services de la Commission et les chefs d’État et de gouvernement et leurs ministres, est essentielle pour renforcer leur confiance politique mutuelle et travailler efficacement. Par cette proposition, la Commission européenne acte la préférence des États de conserver leurs prérogatives dans le domaine de la défense, ces derniers s’opposant à tout transfert de souveraineté et étant, pour le moins, réticents à des dispositifs de gouvernement supranationaux. Dans ce cadre institutionnel intergouvernemental, la Commission propose ce qu’elle peut – elle est la gardienne des traités – afin de se mettre au service des États, et ainsi accentuer la confiance institutionnelle que lui portent les États.

        4. Des millions aux milliards d’euros : l’évolution de l’engagement budgétaire

        • L’engagement budgétaire a évolué de manière significative par rapport à 2022 : des millions d’euros, il est dorénavant question de dépenser des milliards d’euros pour renforcer les capacités de production de la Base industrielle technologique et de défense européenne (BITDE).

        En matière d’instruments budgétaires s’inscrivant à l’échelle européenne, le Conseil européen a « pris note de l’intention » de la Commission européenne « de proposer un nouvel instrument de l’UE visant à accorder aux États des prêts soutenus par le budget de l’UE à hauteur de 150 milliards d’euros ». La question qui est dorénavant à l’agenda du Conseil européen ne porte pas sur la nécessité de renforcer la Base industrielle technologique et de défense européenne (BITDE) dans le contexte de la guerre en Ukraine, mais sur le « combien » et le « comment », c’est-à-dire sur les moyens budgétaires et institutionnels pour y parvenir. En outre, le Conseil européen a « invité » la Commission à proposer des sources supplémentaires de financement de l’industrie de la défense à l’échelle européenne, y compris au moyen de possibilités et mesures incitatives supplémentaires offertes aux États. Le Livre blanc sur l’avenir de la défense européenne devrait formuler des propositions, y compris relevant des compétences de la Banque européenne d’investissement (BEI).

        Si rien ne dit que les chefs d’État et de gouvernement vont choisir ce mécanisme d’emprunt européen, la Commission a obtenu une double victoire symbolique en étant parvenu à ce que cette proposition figure à l’agenda du Conseil européen, de surcroît avec un montant significatif de 150 milliards d’euros. Il était assez inimaginable, il y a encore quelques mois, qu’une telle proposition soit discutée par Macron, Meloni, Orban, Sanchez, Tusk, Scholz et leurs homologues. Au lendemain, du Conseil européen de Versailles en mars 2022, j’écrivais dans un article publié sur Le Grand Continent : « Le niveau d’investissement de l’UE demeure celui des millions d’euros plutôt que des milliards d’euros en matière de défense. Il faudra des incitatifs économiques d’un autre niveau pour générer des changements structurels ». Quelques semaines après l’agression de l’Ukraine par la Russie, les 27 s’étaient accordés sur l’ajout d’une enveloppe de 500 millions d’euros afin de compléter le budget de la Facilité européenne pour la paix (FEP), ayant permis de livrer des armes aux forces militaires ukrainiennes. En trois ans, les discussions autour du niveau d’engagement budgétaire des acteurs européens sont passées des millions (temps de paix) aux milliards d’euros (temps de guerre).

        II. Les enjeux

        La réaction des chefs d’État et de gouvernement aux propositions formulées par la Commission européenne aboutit à formuler deux remarques correspondant à deux enjeux qui devront être traités dans les semaines et les mois à venir, celui du niveau de dépenses militaires par les États et celui de la manière dont ils entendent dépenser ces crédits.

        1. Réarmer les États : l’enjeu de l’augmentation des dépenses militaires nationales

          • Penser que lever une contrainte budgétaire soit une condition suffisante pour que les États augmentent rapidement leurs budgets militaires serait une erreur de débutant. Cette proposition doit être couplée à d’autres mécanismes pour produire des effets notables et ainsi transformer des pratiques politiques et industrielles nationales, ancrées depuis plus d’un demi-siècle.

          La mise entre parenthèse des règles budgétairement contraignantes du pacte de stabilité et de croissance n’est pas associée à des contreparties demandées aux États, ces derniers ayant les mains libres pour faire l’usage politique qu’ils décideront de ce levier institutionnel. Or, rien ne dit que les États vont dépenser plus, de surcroît, jusqu’à 650 milliards d’euros sur quatre ans par ce seul mécanisme budgétaire.

          Les États continuent de faire en sorte de défendre leur « monopole de game-changer légitime », tout en risquant l’écueil du « passage clandestin » de ne pas être à la hauteur budgétaire de leur ambition politique. Si les acteurs politiques nationales n’acceptent pas de remettre en cause certaines rentes administratives et industrielles bien établies à l’échelle nationale, la machine européenne va continuer à se bloquer à l’échelle de l’Union.

          2. Réarmer les États contre l’Europe : l’enjeu de la coopération européenne

          • Les États européens dépensent moins d’un euro sur cinq (18 %) pour acquérir des armements résultant de coopération européenne. Pour doubler ce seuil (35 %), objectif que les États se sont fixés il y a plus de dix ans, ils devront privilégier la coopération européenne comme moyen d’action.

          Au-delà de l’enjeu de l’engagement budgétaire – aucun des États membres de l’UE n’est passé en « économie de guerre » depuis trois ans –, l’autre enjeu qui n’est pas nouveau mais qui se pose avec encore plus d’acuité aujourd’hui, est celui de la manière de dépenser ces crédits supplémentaires. S’il n’y a pas une politique volontariste menée dans chaque capitale nationale par les acteurs gouvernementaux, il est probable que les grands pays continueront de valoriser leurs industries de défense nationales et que les plus petits pays importeront des équipements militaires extra-européens, des États-Unis, de la Turquie ou de la Corée du sud. Le risque est que la coopération européenne soit un moyen d’action sous-investi, ce qui aurait des répercussions opérationnelles en limitant l’interopérabilité entre les armées nationales. Pis, les efforts politiques nationaux pourraient se concurrencer plutôt que de se cumuler dans la mesure où le réarmement des États pourrait jouer contre une logique européenne commune en interne et l’autonomisation stratégique de l’Europe vis-à-vis de l’externe.

          C’est peu dire que les chefs d’État et de gouvernement ne se sont pas engagés vis-à-vis de cette proposition d’un emprunt européen (cf. le Conseil européen « a pris note »), laissant planer le doute sur leur volonté de faire aboutir ce dispositif ou de le bloquer. Pourtant, un tel dispositif est moins engageant qu’un fond – comprendre un budget commun de la défense à l’échelle européenne –, proposition déjà proposée à plusieurs reprises, par Ursula von der Leyen ou Thierry Breton, ces deux dernières années, mais qui n’a pas été repris par les représentants étatiques. Il y a donc un risque de « coopération sans convergence », un phénomène assez bien documenté en politique européenne et plus largement en relations internationales : ce n’est pas parce qu’un État accepte de coopérer qu’il met mécaniquement de l’eau dans son vin pour faire en sorte de bâtir des compromis, nécessaire à la convergence des positions nationales.

          L’enjeu n’est, en somme, pas si différent de celui qui est discuté depuis des mois déjà au sein du Conseil de l’UE, et portant sur le programme européen pour l’industrie de la défense (EDIP). Les États ne parviennent pas à trouver un compromis sur les critères d’éligibilité pour accéder à EDIP (il est question d’un budget initial d’1,5 milliard d’euros), la France qui défend que 100 % de ce budget soit dépensé en Europe, est isolée. Il va falloir que les services de la Commission – avec le soutien de certains parlementaires européens et nationaux, mais aussi d’une partie de l’industrie de la défense – se montrent persuasifs pour convaincre les États du bien fondé de tels dispositifs budgétaires, certains autres leviers seront dévoilés lors de la présentation du Livre blanc sur l’avenir de la défense européenne.

          III. Les propositions

          Mercredi 5 mars, dans son allocution télévisuelle, le chef de l’État français, Emmanuel Macron, a conclu par ses mots : « Les solutions de demain ne pourront être les habitudes d’hier […] Notre génération ne touchera plus les dividendes de la paix. Il ne tient qu’à nous que nos enfants récoltent demain les dividendes de nos engagements ». Pour y parvenir, les chefs d’État et de gouvernement devront justement prendre des engagements, pour l’instant, insuffisants, tant sur le plan politique et institutionnel que budgétaire, pour être en mesure d’atteindre les objectifs à l’agenda.

          À l’échelle nationale

          1. Définir un fléchage européen d’une partie des budgets militaires nationaux

            À l’heure actuel et de surcroît à la suite des conclusions du Conseil européen du 6 mars 2025, le risque principal est que certains voire la plupart des États jouent le rôle dommageable du « passage clandestin », préférant continuer à choisir la conduite de programmes d’armement nationaux, ou l’importation extra-européenne d’équipements militaires, plutôt que d’engager des coopérations européennes. Pour éviter cet écueil, les ministères de la Défense de chaque État pourrait flécher une partie de leur budget militaire annuel pour acquérir des équipements militaires produits dans le cadre d’une coopération européenne, ou le cas échéant, en Europe. De plus, il s’agirait d’organiser une planification de cette montée en puissance capacitaire, en fixant des objectifs annuels clairs et un rétroplanning pluriannuel afin d’atteindre l’objectif répété de 35 % voire de 40 % d’acquisitions d’armements « européens » par chaque État, à une échéance considérée comme ambitieuse mais réaliste.

            Les dirigeants politiques européens ont pris l’habitude de se fixer un objectif chiffré quant au volume de leur budget militaire national : 2 % du PIB actuellement, voire 3 % ou plus demain. Selon la même logique, il s’agirait que les acteurs politiques nationaux augmentent d’un pourcentage qu’ils définiraient (2 %, 3 %, 4 % par an), la part du budget militaire national consacré à financer les programmes en coopération européenne. Pour rappel, les États européens dépensent toujours moins d’un euro sur cinq pour acheter des armements « made in Europe » (18 %), seuil qui n’a pas évolué depuis le début de la guerre en Ukraine, malgré l’objectif d’atteindre 35% fixé par les représentants nationaux au sein de l’Agence européenne de défense (AED) dans le contexte de l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014.

            2. Mettre le plan « ReArm Europe » à l’agenda des acteurs politiques nationaux

            À la suite d’un Conseil européen, le principal écueil politique qui guette les acteurs nationaux est la procrastination, ou pour le dire de manière moins désagréable, de déléguer à l’administration la mise en œuvre de l’agenda politique, sur le mode « l’intendance suivra ». Or, dans ces relations verticales du pouvoir des acteurs politiques vers les acteurs bureaucratiques, le risque est toujours grand que la volonté politique se perde et que les dynamiques d’européanisation ne « ruissellent » pas au cœur de l’État qui a ses propres logiques d’action.

            Les acteurs politiques nationaux doivent par le truchement du ministre de la Défense, mais aussi du chef de l’État, du Premier ministre et de leurs entourages politiques conserver le momentum politique européen, au risque que les logiques administratives nationales continuent d’imposer leur modus operandi. Les éléments constitutifs du plan « ReArm Europe » et de ce qui s’en suivra avec le Livre blanc sur l’avenir de la défense européenne, entre autres, doivent être traités par les acteurs politiques et leurs cabinets, au risque, le cas échéant, que les négociations n’avancent pas au rythme espéré. On peut formuler cette crainte vis-à-vis d’EDIP pour lequel les négociations sont difficiles depuis des mois et dont il est fait une seule mention sibylline dans les conclusions du Conseil européen.

            À l’échelle européenne

            3. Commission : proposer des incitatifs en faveur de la coopération européenne

            La Commission européenne avance sur une ligne de crête politique particulièrement étroite.  Trop en faire et les États – et avec eux, une partie des industriels et de l’opinion publique – vont lui reprocher de vouloir utiliser la crise pour élargir son périmètre institutionnel ; c’est, par exemple, la critique répétée du président du Rassemblement national, Jordan Bardella, en France. Ne pas en faire assez et les États – et avec eux, une partie des industriels et de l’opinion publique – vont lui reprocher de ne pas faire preuve de leadership.

            Dans les limites de ce dilemme complexe, on peut rappeler que la Commission européenne est dans son rôle de se présenter comme l’indispensable coordinateur politique en proposant des dispositifs dont elle aurait la responsabilité administrative, en ce qui concerne les enjeux industriels de la défense. C’est d’ailleurs l’esprit du fond européen de la défense (FED) dont il s’agira de défendre un budget ambitieux lors des négociations sur l’élaboration du prochain budget pluriannuel (MFF) de l’Union. Avant, cette échéance de moyen terme, la Commission devrait continuer à être force de propositions afin d’encourager les États membres à prendre le chemin de la coopération européenne.

            4. Conseil de l’UE : éviter le blocage d’un contre tous

            L’équation est la suivante : l’Union s’est imposée comme le forum multilatéral de négociations politiques non exclusif mais privilégié ; les représentants des États sont au cœur du réacteur décisionnel de l’Union ; il est difficile de s’entendre sur tous les sujets à 27, au risque de tomber dans des conclusions faisant la part belle au plus petit dénominateur commun ou que la machine politique se bloque. En outre, il n’y a pas de consensus, à court terme, en faveur d’une institutionnalisation d’une onzième formation du Conseil de l’UE où les ministres de la Défense seraient représentés, et encore moins en faveur du passage du principe de l’unanimité au vote à  la majorité qualifiée.

            Dans ces conditions, la pratique de l’abstention constructive pourrait être renforcée lors des négociations pour qu’un représentant d’un État ne puisse pas bloquer, de manière répétée, le processus décisionnel, sans proposer une alternative crédible. En outre, les représentants des États pourraient plaider pour que les questions industrielles de la défense soient exclusivement traitées au sein de la formation « Compétitivité » du Conseil (COMPET) qui fonctionne au vote à la majorité qualifiée. Une manière plus appuyée d’obtenir le même résultat serait d’activer l’article 7 du traité sur l’UE (TUE) qui permet de suspendre les droits de vote d’un État en cas de violation grave et persistante des principes sur lesquels l’UE est fondée.

            En résumé, un travail colossal est à réaliser dans les semaines et mois à venir, afin que les dispositifs budgétaires produisent des effets politiques et industriels suffisants, et aussi que la coopération européenne devienne le moyen d’action ordinaire pour « réarmer l’Europe ». C’est à la fois la question du « nerf de la guerre » et celle de ses usages politiques qui sont posées.

            Les participants – acteurs politiques, officiers, diplomates, industriels, experts, journalistes, etc. – au Paris Defence and Strategy Forum qui aura lieu du 11 au 13 mars – soit 100 jours après l’investiture de la Commission von der Leyen II – ne manqueront pas de sujets de discussion.

            nb. La photo qui accompagne cette note a été prise sur le bâtiment du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), à Bruxelles, samedi 8 mars 2025.  

            Laisser un commentaire