Séance du séminaire du Groupe de recherche sur l’action multilatérale (GRAM) ; 20 février 2025, 12h30, Sciences Po Paris, salle Pierre Hassner.
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La question qui semble découler de manière assez évidente du titre de la conférence est la suivante : comment la guerre déclenchée par la Russie de Vladimir Poutine le 24 février 2022 contre l’Ukraine – renforçant et accélérant l’agenda politique impéraliste russe à l’œuvre contre l’Ukraine depuis l’annexion de la Crimée en 2014 – a-t-elle transformé l’Europe de la défense lors de la période 2022-2025 soit ces trois dernières années ?
J’entends faire un pas de côté pour poser une question un peu différente à savoir : comment les acteurs européens ont-ils utilisé une crise – la guerre en Ukraine – pour transformer la politique militaro-industrielle au sein de l’Union européenne (UE), ou au contraire, pour en assurer le statu quo ?
Deux remarques quant à cette formulation :
- Primo, j’entends rendre compte de ce que les acteurs ont fait de la crise interprétée comme une ressource politique plutôt que de prolonger les discours indigènes consistant à évaluer l’effet d’une crise comme un « choc exogène » qui s’impose à l’UE et à ses acteurs sans qu’ils puissent y faire quoi que ce soit. Il s’agit par-là de considérer la capacité d’action des acteurs même dans un moment particulièrement contraint politiquement. Cette préférence analytique découle d’un long travail collectif coordonné avec Lola Avril et Vincent Lebrou et qui a abouti à la publication d’un livre en 2023, portant sur les crises européennes au XXIe siècle,
- Secundo, je laisse de côté la prénotion d’ « Europe de la défense » pour préférer la catégorisation de « politique militaro-industrielle au sein de l’Union européenne » qui renvoie à l’ensemble des institutions, ainsi que des instruments d’action publique – institutionnel, normatif, financier, politique, discursif – qui sont élaborés, utilisés, mis en œuvre et légitimités, à la fois par les acteurs étatiques (Pologne, Allemagne, France, Estonie, etc.) et par les acteurs institutionnels de l’UE (Commission, Parlement, Conseil européen, Conseil).
À rebours du récit politique dominant insistant depuis trois ans et d’un même mouvement sur le « réveil stratégique de l’Europe » et l’« autonomie stratégique », sur la « souveraineté européenne » et l’ « économie de guerre », ma ligne de démonstration consistera à rendre compte, in fine, de ce que la guerre en Ukraine n’a pas changé dans la politique militaro-industrielle de l’UE.
Cet argument s’appuie, au-delà d’un usage des sources secondaires (presse spécialisée, étude des think tanks, déclarations officielles), sur la conduite d’entretiens semi-directifs et d’échanges informels avec les acteurs nationaux et européens de la politique militaro-industrielle de l’UE et sur l’obtention d’informations complémentaires par le truchement de boucles Whatsapp ou équivalent, regroupant acteurs et experts. Cette communication prolonge la douzaine de textes commis sur ce sujet depuis mars 2022, entre autres, pour Le Grand Continent (ici et là), Le Rubicon (ici, là et ici) et la revue Esprit, disponible pour ce dernier sur Cairn, depuis quelques jours (voir les publications en anglais, là, ici, et encore là) ; et en espagnol). A toute fin utile, je mettrai en ligne sur mon site professionnel, les notes de cette communication.
Plus précisément, mon argument consiste à expliquer, dans une première partie, que les acteurs européens sont parvenus à s’entendre sur des objectifs communs, sur un agenda politique, de temps de guerre. Sur la période étudiée, à rebours d’une idée reçue bien ancrée, il n’y a pas eu de cacophonie politique probante, les 27 parvenant malgré des négociations souvent difficiles au sein du Conseil européen (cf. V. Orban), à faire front commun, à conserver l’unité, en signant à 27, le même agenda, les mêmes objectifs, la même « feuille de route ».
Dans une seconde partie, je développe l’idée selon laquelle les 27 ne sont pas parvenus à traduire cet agenda politique en transformant la politique militaro-industrielle de l’UE afin de se donner les moyens de leurs ambitions, les journalistes diraient d’être « à la hauteur de l’histoire ». En d’autres termes, l’organisation institutionnelle et les instruments d’action publique constitutifs de la politico-industrielle de l’UE sont restés en temps de paix.
Agenda politique de temps de guerre, régime politique et instruments de temps de paix : cette disjonction politique participe à rendre intelligible, entre autres, la « difficulté » des acteurs européens à réagir au retour de Trump à la Maison Blanche depuis le 21 janvier dernier, et plus encore, à la suite du discours du Vice-Président, JD Vance à la conférence sur la sécurité de Munich, il y a quelques jours ; ces derniers ne faisant « que » ce qu’ils ont écrit et dit depuis longtemps.
I. Un agenda politique de temps de guerre : changements d’usages et d’instruments
Cela relèverait d’une forme de paresse intellectuelle, d’une mauvaise foi ou d’un manque d’information que de ne pas prendre la mesure des changements que les acteurs européens ont impulsé depuis les premiers jours de la guerre, et de manière inattendue.
J’interprète ces derniers changements comme une convergence des 27 en faveur de l’unité politique pour un agenda politique de temps de guerre. Cet agenda correspondant à une transformation de certaines pratiques a été accompagné de changements en termes d’instruments d’action publique.
Je présente ces principales évolutions, d’abord à l’échelle de l’UE, ensuite, à celle des États.
1. À l’échelle de l’UE :
Au sein du Conseil européen et du Conseil de l’UE :
- La réaction politique unie des 27 dès le lendemain du 24 février 2022 et qui n’a pas failli depuis, était pour le moins inattendue pour deux raisons au moins : i) le Conseil européen fonctionne pour les enjeux de sécurité et de défense à l’unanimité, un (seul) État peut bloquer la machine ; ii) les chefs d’État et de gouvernement n’étaient pas politiquement et idéologiquement alignés (Macron et Orban ; Scholz et Meloni, par exemple),
- On peut donc considérer qu’il y a eu une « professionnalisation » des chefs d’État, de gouvernement et de leur entourage, dans la coordination politique dans les périodes de crises politiques aboutissant à dépasser le paradigme de l’« improvisation » européenne théorisée par L. Van Middelaar,
- Il en a découlé, entre autres, i) une série de sanctions politiques, diplomatiques, et économiques, fortes, rapides et constantes contre la Russie ; ii) un soutien économique, humanitaire et militaire d’un montant total estimé à 88 milliards d’euros correspondant à une enveloppe de 50 milliards d’euros pour soutenir le redressement, la reconstruction et la modernisation de l’Ukraine lors de la période 2024-2027, en plus d’un soutien militaire estimé, par l’UE, à 38 milliards sur la période 2022-2027,
- Si l’on détaille le volet militaire, on peut rappeler les décisions prises dès 2022 :
- d’exporter des équipements militaires vers Kiev via un mécanisme extra-budgétaire européen connu sous le nom de Facilité européenne pour la paix (FEP). Initialement de 3 milliards d’euros, son budget a progressivement atteint 18 milliards d’euros.
- de lancer la mission d’assistance militaire de l’Union européenne en soutien à l’Ukraine (EUMAM Ukraine), initialement pour deux ans puis prolongé en novembre 2024, pour deux années supplémentaires (jusqu’en 2026). L’objectif de cette mission est de former les soldats des forces armées ukrainiennes (63000 soit l’équivalent de dix brigades depuis 2022) à partir du territoire de l’UE.
Au sein de la Commission, sous l’impulsion de la DG DEFIS :
- 2023 : vote du Parlement et du Conseil en faveur de deux règlements proposés par la Commission :
- ASAP : 500 millions d’euros pour augmenter la production de munitions et de missiles des entreprises européennes,
- EDIRPA : 300 millions d’euros pour soutenir des acquisitions conjointes par les États européens,
- 2024 :
- EDIP/EDIS : présentation commune Commission/SEAE, d’une stratégie industrielle européenne de défense (EDIS) et d’un programme européen pour l’industrie de la défense (EDIP) avec la proposition d’un budget complémentaire de 1,5 milliards d’euros.
Au sein du Parlement européen :
- 2025 : la sous-commission « sécurité et défense » devient une commission parlementaire, pleine et entière.
2. À l’échelle des EM :
- Augmentation des dépenses militaires des États membres de 60% allant de tout juste 200 milliards d’euros à plus de 300 milliards ; plus de la moitié d’entre eux ont atteint le seuil de 2% de leur PIB respectif, cible qui avait été défini au sein de l’OTAN dans le contexte de l’annexion de la Crimée en 2014,
- Le Danemark a rejoint la PSDC et donc l’AED à la suite d’un référendum organisé en juin 2022 ; 67 % des votants ayant fait le choix de lever son « opt-out ».
En guise de conclusion à cette première partie, on peut dire, dans une logique contrefactuelle, que sans la guerre en Ukraine, les acteurs européens n’auraient pas pris de telles décisions, et que cette crise a joué un rôle d’accélérateur pour adapter l’agenda politique à un temps de guerre.
II. Un régime politique de temps de paix : ce que la guerre en Ukraine n’a pas changé
Dans la seconde partie, je rends compte de ce que la guerre en Ukraine n’a pas changé en insistant sur quatre caractéristiques structurelles du régime militaro-industrielle de l’UE qui perdurent voire qui se sont renforcées : intergouvernementale, libérale, fragmentée et transatlantique. Or, cette architecture politico-institutionnelle et ces instruments d’action publique sont inadaptées à un temps de guerre.
Premièrement, le régime politique intergouvernemental de l’UE a été renforcé depuis 2022 donnant raison aux tenants de la théorie du « nouvel intergouvernementalisme » (Bickerton, Hodson, Puetter). L’unité politique des 27 n’a pas conduit à une intégration européenne du régime politique : plus que jamais les institutions de l’UE sont dépendantes des États membres dans les négociations et le travail politique qui se déroulent au sein de l’UE. Il en découle une capacité d’action faible des institutions de l’UE, ce que les journalistes et certains experts définiraient comme une « impuissance européenne ».
Il n’a jamais été à l’ordre du jour de changer l’ordre institutionnel de la politique militaro-industrielle de l’UE :
- Les décisions se prennent toujours à l’unanimité au Conseil européen sur les questions de sécurité et de défense,
- Il n’y a toujours pas eu de création formelle d’une 11e formation du Conseil, les ministres de la Défense se réunissant toujours de manière informelle en marges des sommets des ministres des Affaires étrangères,
- Depuis l’été, les négociations sont à couteau tiré sur EDIP au sein du Conseil : « il y a du sang sur les murs » me confiait un représentant français, en décembre 2024 à Bruxelles. L’enjeu qui peut paraître technique (les critères d’éligibilité d’EDIP) est, comme souvent, puissamment politique. La France est particulièrement isolée (avec Chypre et la Grèce). Le Conseil européen informel du 3 février n’a rien donné. La Pologne qui préside le Conseil des ministres souhaite parvenir à un accord le mois prochain.
- On peut aussi rappeler que la DG DEFIS et l’AED, tout compris doivent représenter moins de 500 agents, quand la seule agence d’acquisition d’armements de la France (la Direction générale de l’armement, DGA) en compte près de 10000.
Cette absence de « réformes » à l’échelle de l’UE doit être rapprochées des pratiques politiques à l’échelle nationale des États membres :
- Près d’un tiers des États membres ne dépense toujours pas 2% de leur PIB en dépenses militaires, ou pour le dire autrement, les États membres ne sont pas entrés en « économie de guerre ». Il est signifiant d’observer, par exemple, que le ministre français des Armées, S. Lecornu a adapté ses éléments de langage depuis quelques temps en parlant de « préparation à l’économie de guerre » [Il semble que cette précaution a été de courte durée puisqu’à la veille des trois ans du début de la guerre soit quelques jours après cette communication, le ministre Lecornu a affirmé dans les colonnes du Parisien que « L’économie de guerre est déjà une réalité »]. En d’autres termes, les États membres dépensent plus mais insuffisamment,
- Mais surtout, il s’agit de faire remarquer que ces annonces politiques nationales n’ont pas été coordonnées avec un risque majeur : que chaque État continue de financer ses entreprises nationales et/ou les entreprises américaines par l’importation d’équipements militaires, ce faisant, accroît la concurrence intra-européenne, sans renforcer l’outil productif de l’industrie de la défense pour être à la hauteur du soutien à l’Ukraine et de la défense de l’Europe, sans renforcer l’autonomisation industrielle et donc stratégique de l’Europe.
- Enfin, il n’y a, à ce jour, aucune certitude que les trois grands programmes d’armement européens (l’avion de combat du futur, le SCAF ; le char d’assaut du futur, MGCS ; le drone militaire, le RPAS) en négociations depuis près de dix ans et qui structureraient l’industrie de la défense en Europe pour les prochaines décennies, aboutissent.
Deuxièmement, la politique militaro-industrielle de l’UE est toujours libérale c’est-à-dire qu’elle n’a pas fait sa mue interventionniste. Les 27 ont accepté de créer des instruments interventionnistes qui disposent de ressources budgétaires comme le Fonds européen de défense (FED) créé en 2017, mais aussi ASAP, EDIRPA et potentiellement EDIP dont j’ai déjà parlés. J’ai qualifié cette tension d’« instruments interventionnistes sans capacité d’intervention ».
En 2024, l’État français a pu compter sur un budget de 47,2 milliards d’euros (dont 13,6 milliards d’euros pour les équipements militaires) – ce budget est de 50,5 milliards d’euros pour 2025 – alors que la Commission européenne disposait d’un budget de près de 2 milliards d’euros pour financer les trois instruments militaro-industriels dont dispose l’UE : 1,1 milliard d’euros pour le FED et 800 millions d’euros pour les règlements dans le cadre de l’Acte de soutien à la production de munitions (ASAP) et de l’Acte de renforcement à l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes (EDIRPA).
Comme le résumait un fonctionnaire de la Commission : « nous, la Commission, nous sommes un gap feeder, mais nous ne sommes pas et nous ne pourrons pas être un game changer ». C’est d’ailleurs, la communication officielle de la Commission : nous sommes là pour soutenir les États, dans le cadre des traités. Les différents appels de la Commission européenne et de certains parlementaires européens à soutenir un fond de 100 milliards (voir plus) pour se donner les moyens de ses ambitions industrielles et de faire bouger les lignes sont laissés, jusqu’à présent, lettre morte.
Troisièmement, l’industrie de la défense en Europe (BITDE) demeure fortement fragmentée.
Il n’y a eu aucune proposition venant des États membres, de leurs ministères de la Défense et de l’Économie pour soutenir des rapprochements industriels pour faire émerger des « champions européens » sur le modèle d’Airbus ou de MBDA. Cette fragmentation de l’industrie de la défense en Europe pose un problème de standardisation et d’interopérabilité des équipements militaires, comme l’a rappelé encore récemment Mario Draghi. De plus, l’appareil productif n’est pas suffisamment performant pour répondre à la demande croissante, le rendement productif est trop faible. En 2024, l’industrie de la défense n’a pu transférer que la moitié du million de munitions de 155mm qui avait été promis à Kiev par l’Union un an plus tôt.
En outre, il s’agit d’observer que la guerre en Ukraine n’a pas inversé la tendance relative au mode d’acquisition d’armements privilégié par les États européens. Les budgets militaires des États européens demeurent utilisés dans une majorité de projets (52%) pour financer des programmes nationaux. Les équipements militaires produits dans le cadre de coopérations européennes représentent moins d’un cinquième des budgets engagés par les États européens (18%). Ce seuil est deux fois plus faible que l’objectif que les États membres de l’UE se sont eux-mêmes fixés à savoir que les programmes d’armement en coopération européenne atteignent 35% des budgets nationaux d’acquisition d’armements conventionnels.
En 2022, 70 % des 27 États membres de l’UE, soit 19 d’entre eux, n’ont pas souhaité rendre public les données transmises à l’AED sur la proportion de leur budget militaire national consacrée aux programmes en coopération européenne. En 2023, ils ont encore été 14, soit plus de la moitié, à ne pas avoir autorisé la publication de ces données. Difficile, dans ces conditions, de renforcer une « intimité stratégique » socle d’une culture stratégique européenne.
Quatrièmement, la dépendance transatlantique des États européens a eu, là aussi tendance, à se renforcer depuis la début de la guerre. Il avait été, entre autres, pointé du doigt par Draghi et avant lui, par Letta, que l’importation d’équipements militaires par les États européens avaient doublé depuis 2022. Une étude plus récente de IISS a discuté et modéré ses résultats. Difficile, un mois tout juste après le retour de Trump à la Maison blanche, de dire si les déclarations, les positions et les décisions américaines vont avoir un effet transformateur sur les représentants des États européens, mais aussi de la Commission qui se montrent bien « discrets » depuis un mois.
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En guise de conclusion, trois remarques :
- Les États européens comme l’administration Biden ont travaillé à ce que l’Ukraine ne perde pas la guerre, mais pas à lui permettre de la gagner,
- La crise résultant de la guerre en Ukraine ne paraît pas suffisamment sérieuse pour que les acteurs européens transforment structurellement les institutions et les instruments afin de les adapter à un temps de guerre, au-delà d’adaptations conjoncturelles,
- La responsabilité stratégique et donc politique revient aux chefs d’État et de gouvernement des (grands) États membres de l’UE, à leurs ministres et à leurs entourages.